La rationalisation biologique a pour objectif d’atteindre les buts sylvicoles en utilisant, de la manière la plus aboutie possible, la dynamique forestière naturelle. Le rajeunissement spontané représente l’assise de cette stratégie. S’en suit une phase de différenciation et de réduction automatique du nombre de tiges. Cette démarche ne laisse-t-elle place qu’aux espèces les plus compétitives telles l’épicéa, le sapin, le hêtre, le frêne ou l’érable sycomore? En réponse à cette question, nous proposons ici un concept différencié, compatible avec l’obtention de peuplements riches en espèces.
Adéquation à la nature comme garantie de succès
"Sylviculture proche de la nature" n’est pas synonyme de "protection de la nature", mais de mise à profit des processus naturels gratuits pour minimiser les coûts et les risques (qui sont en fin de compte aussi des coûts) afin de garantir le succès économique. En ce sens, "proche de la nature" équivaut à "rationalisation biologique." Cet article traite ainsi des "Concepts de soins à la jeune forêt proches de la nature". La question clef étant de savoir : que pouvons-nous "déléguer" à la nature, à la dynamique végétale en vue d’obtenir des peuplements mixtes, riches en espèces?
Soins traditionnels
Le rajeunissement de la forêt et les soins pratiqués dans les jeunes peuplements étaient – et sont parfois encore – inspirés d’un contexte où les salaires étaient très bas et le prix des bois élevé. Il fut un temps où de nombreux forestiers étaient habitués à "diriger" de façon minutieuse le développement de leur forêt : plantation, désherbage, nettoiement de tous les indésirables, réduction du nombre de tiges à intervalles rapprochés. Cet interventionnisme, pourtant bien intentionné, comporte des inconvénients. En ce qui concerne les plantations :
- coûts de création considérables;
- frais élevés lors des soins consécutifs;
- sensibilité accrue à divers risques;
- danger d’introduire des essences peu adaptées à la station.
Bien entendu, il existe des cas de figure où l’objectif ne peut être atteint sans plantation. Toutefois, en raison des coûts élevés qu’elles induisent, les plantations ne devraient être pratiquées qu’avec retenue.
Les soins surfaciques ultérieurs engendrent les problématiques suivantes:
- le dépressage des jeunes peuplements est très coûteux;
- le risque existe de voir les arbres les plus vigoureux disparaître sous prétexte qu’ils sont "grossiers";
- tous les arbres reçoivent uniformément de la place, l’éducation est pénalisée car les individus les plus vigoureux développent des branches plus grossières et sont ensuite éliminés lors des interventions ultérieures;
- il est avéré que la sélection répétée de (nouveaux) candidats élancés et de meilleure qualité possible conduit à un recul du diamètre dominant du peuplement.
Cette façon de procéder est fatale pour les espèces dont la faculté de réaction est limitée (frêne, érables, cerisier, noyer, alisiers) – malgré ou sans doute à cause des soins traditionnels, de nombreux peuplements n’atteindront pas l’objectif de production (diamètre cible, durée, qualité).
Rationalisation biologique
Cette stratégie émane des interrogations suivantes : Comment mettre à profit la dynamique naturelle? Que pouvons-nous confier aux forces de l’écosystème ? Sa mise en œuvre débute avec le rajeunissement naturel:
- Le rajeunissement spontané offre gratuitement une grande base sélective (potentiel de sélection)
- Durant les 5 à 10 premières années, le mélange ne se forme pas sous l’effet des soins, mais essentiellement par rapport à la stratégie de régénération adoptée lors du martelage et au dosage de la lumière. Les espèces héliophiles nécessitent de plus grandes ouvertures et de plus courtes durées de régénération.
- Il est judicieux, pour les espèces de lumière également, de passer par une courte phase de sélection naturelle : les arbres qui s’affirment d’eux-mêmes ont de meilleures chances par la suite.
- La protection individuelle contre le gibier – du chêne, mélèze, pin sylvestre, douglas, alisier torminal par exemple – peut s’avérer utile. Il s’agit parfois de la seule (mais coûteuse) possibilité pour éviter un démélange précoce.
Sans intervention, la dynamique aux stades du recrû et du fourré est caractérisée par les processus suivants:
- Les tiges les plus vigoureuses s’affirment ; la sélection naturelle se déroule uniquement sur la base de la vitalité. C’est un avantage crucial qui permet de révéler clairement les arbres dotés du meilleur potentiel de croissance.
- Grâce à la densité élevée des tiges, les individus prédominants acquièrent également une qualité suffisante. Une grande densité est généralement favorable à l’éducation des arbres.
- Le "dépressage" est pris en charge par la nature : les arbres les plus faibles meurent en permanence. Ainsi les peuplements très denses au départ deviennent rapidement plus ouverts.
Concepts différenciés selon les espèces
La rationalisation biologique ne se laisse pas mettre en œuvre de la même manière pour toutes les espèces. Les essences peu compétitives nécessitent des interventions plus précoces. La figure 2 donne un aperçu des concepts différenciés selon les espèces.
Pour le frêne et l’érable sycomore, cela signifie une première intervention à l’âge de 15 à 20 ans, pour l’épicéa et le sapin à l’âge de 20 à 30 ans et pour le hêtre encore plus tard. Qu’en est-il maintenant, dans les mélanges, des essences peu compétitives qui, selon les indications de la figure 2, nécessitent des interventions dès l’âge de 5 à 10 ans déjà?
Figure 2 - Valeurs indicatives et concepts différenciés par espèce.
Application en peuplements mélangés
La réponse se trouve dans une désignation des arbres de place échelonnée dans le temps et dans une juxtaposition spatiale des concepts qui sont différenciés par rapport à chaque arbre-individu (voir figure 1). Dans un jeune peuplement, il s’agit tout d’abord d’évaluer le potentiel en présence puis de fixer un objectif sylvicole adapté à la station (tout ce qui pousse spontanément n’est pas forcément adapté et tout ce qui est "rare" ne doit pas à priori être favorisé).
Exemple pratique
Supposons que nous ayons un hectare de jeune forêt issue de rajeunissement naturel, composée de hêtre avec des groupes d’épicéa et quelques pieds isolés de mélèze, pin sylvestre et chêne. L’âge est de 5 ans, au début du fourré:
- Dans un premier passage, il ne s’agit que de favoriser, ponctuellement, quelques individus des essences héliophiles souhaitées. Ce seront par exemple 20 mélèzes, 10 pins sylvestres et 10 chênes.
- Il s’agit d’une sélection positive. Il est important que seuls des arbres vigoureux et dominants soient favorisés.
- L’ensemble du peuplement restant n’est volontairement pas traité. Il s’y développe de futurs arbres de place d’épicéa et de hêtre (voir figure 3). Nous n’avons pas besoin, pour le moment, de savoir de quels individus il s’agira (mise en application du concept épicéa, respectivement hêtre).
- Aucune intervention négative. Les buissons et les bois blancs ne sont enlevés que s’ils sont concurrents d’un arbre de place. Les gros fourchus ou "rustres" sont considérés positivement comme éléments stabilisateurs formant l’ossature du peuplement. Il subsiste suffisamment de beaux arbres si l’on raisonne à l’échelle des "espacements finaux" (voir figure 2).
- Il n’y a aucun besoin d’imaginer des candidats de réserve (à mi-distance). La sélection stricte de tiges vigoureuses et dominantes est garante d’un "taux de succès" élevé des arbres de place.
- Les espacements sont d’importance secondaire ; le plus important est le choix d’arbres dominants, vigoureux, qui sont en conséquence aussi les plus stables. En principe, les arbres de place ne devraient pas se trouver proches les uns des autres. Dans les fourrés denses, il est toutefois plus efficient de favoriser un arbre de plus que d’investir dans une optimisation des distances.
- Le bourrage compact, respectivement les concepts épicéa/sapin et hêtre, assurent une production maximale de bois énergie et de produits d’éclaircie.
Figure 3 - Le pin sylvestre a été favorisé à plusieurs reprises, à côté les épicéas n’ont volontairement fait l’objet d’aucune intervention. Photo: Peter Ammann
Les espèces peu compétitives de notre exemple nécessitent des interventions rapprochées à rotations courtes de 4 à 6 ans. La démarche lors des 2e (et 3e) interventions sera la même que lors du premier passage; de façon conséquente, les mêmes arbres de place seront favorisés.
- Les tiges dégagées sont facilement identifiables car l’action est focalisée sur eux (aucune intervention dans le reste du peuplement). De plus, les souches hautes, résultant de la coupe des concurrents à hauteur de ceinture, simplifient également le repérage ultérieur des arbres de place (voir figure 4).
- Cela permet aussi de visualiser les intentions lors des soins précédents et d’en évaluer le succès sylvicole. L’effet d’apprentissage est garanti.
- Epicéa et hêtre restent non-traités (ils poursuivent patiemment leur éducation naturelle).
Avec la 4e intervention débute la sélection dans les groupes d’épicéas. Le perchis, âgé de 25 ans, comporte maintenant des arbres de place qui ont déjà été favorisés 4 fois (mélèzes, pin sylvestres et chênes), ainsi que des arbres de place qui n’ont été dégagés qu’une seule fois (épicéas). Dans les groupes de hêtre, aucune tige n’a encore été choisie.
Figure 4 - Les souches hautes facilitent le repérage des arbres de place, ici un chêne. Photo: Peter Ammann
Dans cet exemple de désignation échelonnée des arbres de place, il y a certes déjà eu 4 passages (en raison des exigences des espèces héliophiles), mais le peuplement ne se pare d’arbres de place que petit à petit et aucun soin n’est pratiqué dans le bourrage (voir figure 5). Ce procédé n’a rien de schématique, il requiert une grande faculté d’observation. Le potentiel de l’arbre-individu doit être soigneusement évalué (âge, diamètre, position sociale, capacité de réaction).
Figure 5 - Exemple de soins différenciés à la jeune forêt, selon le principe de la rationalisation biologique. Le peuplement ne se pare d’arbres de place que petit à petit ; il est mis en valeur graduellement par les générations successives de sylviculteurs.
Expériences à l’appui, il est possible, par cette méthode différenciée, de préparer de précieux peuplements mélangés pour un investissement total de l’ordre de Fr. 2’000 à 3'000.-/ha jusqu’à la première intervention rentable.
Traduction et adaptation: Pascal Junod