En vertu de la loi forestière, la coupe rase est interdite en Suisse. Et pourtant, elle n’a pas complètement disparu, puisque des dérogations l’autorisent ponctuellement. En outre, le régime de la coupe progressive (Femelschlag en allemand), largement pratiquée en Suisse, revient à pratiquer ponctuellement des coupes semblables aux coupes rases.
Quant aux surfaces qui résultent du déblayage des chablis après Vivian (1990) et Lothar (1999), elles ressemblent beaucoup à des coupes rases.
Le grand public considère la coupe rase comme un acte de brutalité contre la nature, et dont la simple mention fait l’effet d’une bombe. Même dans la pratique, elle rencontre le mépris d’un grand nombre de forestiers. Cette attitude s’explique principalement par les coupes rases massives des XVIIIème et XIXème siècles, qui se soldèrent par des inondations et des phénomènes d’érosion.
Depuis quelques années, l’économie forestière et l’industrie du bois ont rouvert le débat avec des arguments économiques, techniques et logistiques en faveur de cette forme d’exploitation. La coupe rase permettrait de compenser les faibles revenus des ventes de bois en réduisant les coûts de récolte.
Cet article présente les principaux aspects de ce débat du point de vue des experts pour permettre au lecteur de se faire sa propre opinion. Il résume une publication parue dans le Journal forestier suisse en 2006.
Définition de la coupe rase
Dans cet article, nous définissons la coupe rase comme étant l’exploitation de la totalité des arbres de plus de 8 cm de diamètre dans un peuplement sur une surface d’un seul tenant d’au moins 0,5 ha, si le rajeunissement préétabli représente moins de 30% de la surface coupe. Le rajeunissement préétabli est estimé après la coupe et ne comprend que des plants viables.
Avantages et inconvénients en plaine
Notre position quant à la coupe rase vaut pour des forêts exploitables situées en plaine. Nous ne prenons pas en compte les forêts de protection, dont la fonction première serait compromise par une coupe rase. Nous excluons de ce fait toutes les forêts sur des pentes raides et en particulier les forêts de montagne à vocation protectrice.
Les conséquences des coupes rases sont nettes et nombreuses. A notre avis, les principales d’entre elles sont celles qui affectent le paysage, l’exploitabilité, la biodiversité, le site, le sol et les marges de manœuvre sylvicoles. Etant donné les conditions stationnelles rencontrées en Suisse, nous considérons les autres impacts, en particulier sur les eaux souterraines, comme étant d’importance limitée localement. C’est pourquoi nous ne les aborderons pas ici. Nous traiterons plus longuement la question de la rentabilité parce que cet aspect est souvent utilisé pour argumenter pour ou contre la coupe rase.
Impact sur le paysage
Les coupes rases ont un impact fort et durable sur le paysage (fig. 1). En général, la population ne les apprécie pas, même lorsqu’elles sont de faibles dimensions. Leur perception varie toutefois en fonction de leur visibilité, de la forme de leurs contours, de leur emplacement, de la proximité d’un autre peuplement, ou de la présence d’un rajeunissement.
Dans un souci esthétique de protection du paysage, nous conseillons de pratiquer les coupes rases de manière discrète. On peut réduire leur impact en les limitant à des zones peu exposées à la vue, en renonçant à des contours de forme géométrique, ou en conservant des rangées d’arbres en "coulisses" le long des routes et des chemins. Des mesures visant à protéger le paysage contribuent à favoriser l’attitude bienveillante de la population à l’égard de l’économie forestière.
Rentabilité
Les avantages financiers à court terme de la coupe rase lors de la récolte du bois sont incontestables. Elle assure en effet à tout moment de l’année une exploitation rationnelle, hautement mécanisée, "just in time" et très sécurisée. Outre les coûts de récolte, il faut toutefois aussi tenir compte de ceux liés à la création et aux soins des jeunes peuplements, ainsi que des revenus de la production
La rentabilité de toute stratégie sylvicole dépend d’abord et surtout du futur contexte auquel cette entreprise sera confrontée, par exemple l’évolution des prix du bois. C’est pourquoi il est difficile d’estimer à long terme la viabilité financière des différentes formes d’exploitation. Les aspects financiers sont certes importants mais ne sont pas les seuls à prendre en compte.
Une gestion forestière bénéficiaire ou du moins non déficitaire est-elle possible? Cette question se pose pour l’ensemble de la branche forestière en Suisse. L’économie forestière doit se positionner dans l’échiquier international. Nous recommandons de viser systématiquement un objectif de production. Concrètement, il s’agit de se décider pour une production de masse ou au contraire de qualité en fonction de la productivité d’une station donnée et du peuplement actuel. La Suisse peut ainsi mettre en avant ses atouts face à ses concurrents étrangers.
Les arguments en faveur d’uneproduction de bois de qualité sont le grand nombre de stations productives, la grande variété des essences forestières, les exploitations de petite taille et la forte compétence et les connaissances bien établies des professionnels. Les revenus confortables des ventes de bois permettent de financer des investissements de nature sylvicole ainsi qu’une récolte de bois sélective dans les "forêts permanentes" (Dauerwald), les forêts jardinées ou les forêts à coupe progressive (Femelschlagwald). Même si on vise une production de bois de qualité, les assortiments de bois de moindre qualité constituent la plus grande part du volume des coupes, et couvrent ainsi une part non négligeable des coûts.
Pour la production de bois de qualité, la coupe rase n’est avantageuse que dans le cas particulier des plantations d’essences à courte rotation – merisier, noyer, peuplier ou douglas -, qui sont plantées, soignées et ébranchées dans le cadre d’une production intensive. De grandes entreprises investissent dans le monde entier dans de tels systèmes de gestion sylvicoles mais la Suisse manque encore d’expérience en la matière.
Dans le cas de la production de masse d’assortiments de moindre qualité, le principe à suivre est celui de la réduction des coûts. Le régime de la coupe rase devrait ici être plus rentable que celui de la coupe progressive par groupes ou de la forêt permanente. Il est particulièrement indiqué pour des stations peu productives. Etant donné que des produits de masse et bon marché sont visés, les investissements sylvicoles doivent être limités au strict minimum. Les plantations et les soins culturaux ne sont ici guère rentables.
La production de bois énergie pourrait à l’avenir attirer une attention particulière. Les coupes rases de petite taille, par exemple dans les taillis, et les produits secondaires des autres mesures sylvicoles fournissent la matière première. A cela s’ajoute les produits de l’exploitation précoce de peuplements de moindre qualité. La filière bois transforme et achemine les produits forestiers à l’échelle régionale. Les courtes distances entre producteurs et consommateurs constituent un avantage majeur de l’économie forestière suisse par rapport à ses concurrents étrangers.
La transformation de peuplements purs constitue un cas particulier, dans lequel une coupe rase permet de rajeunir rapidement et à peu de frais des peuplements exposés aux tempêtes, par exemple des plantations d’épicéas sur des stations mal appropriées. Après la coupe, les parcelles se rajeunissent naturellement, à moins que l’on n’y plante du chêne ou d’autres essences de lumière.
Biodiversité
Le nombre d’espèces animales et végétales est plus élevé sur des coupes rases récentes que dans des peuplements fermés. Cette augmentation à court et moyen terme est comparable à celle que l’on observe après une tempête, un incendie ou une pullulation d’insectes de grande ampleur. Associées à une gestion de type coupe progressive par groupes ou forêt permanente, les coupes rases peuvent donc augmenter la biodiversité (fig. 3). Ceci vaut tout particulièrement pour les taillis.
Une gestion forestière basée sur des coupes rases de grandes dimensions voit cependant disparaître les espèces animales et végétales typiquement forestières et notamment celles qui dépendent de la présence de vieux arbres. Lorsqu’une coupe rase est planifiée, le gestionnaire doit prendre des mesures pour conserver, à grande échelle, les peuplements âgés et très âgés ainsi que les espèces animales et végétales rares. Ces aspects doivent être pris en compte à l’échelle de plusieurs entreprises forestières et s’appuyer sur les cartes des stations et de la protection des biotopes.
Sol et station
Une coupe rase peut considérablement modifier les conditions climatiques et édaphiques locales. La nature de ces modifications dépend toutefois grandement du relief et des caractéristiques du sol. Par exemple, elles peuvent se traduire soit par un engorgement, soit par un assèchement. Sur sols acides, elles peuvent renforcer la minéralisation et entraîner un lessivage des éléments minéraux. Toutes ces modifications peuvent avoir des conséquences à long terme sur la faune du sol ainsi que sur le rajeunissement et la croissance des arbres. Dans d’autres stations, la coupe rase peut cependant avoir un impact minime sur la qualité du sol. De telles stations doivent être identifiées par des experts et peuvent être signalées dans les plans directeurs forestiers ou les plans de fonctions forestières.
Marge de manœuvre sylvicole
Les peuplements évoluent sensiblement moins vite que les attentes de la société à l’encontre de la forêt. Si des peuplements offrent une grande marge de manœuvre, les générations futures pourront rapidement adapter la forêt à leurs nouvelles attentes.
Une marge de manœuvre sylvicole maximale est celle qu’offre une forêt mélangée étagée, à couvert permanent, composée d’essences adaptées à la station. Dans une telle forêt, des bois de différentes essences et qualités peuvent à tout moment être récoltés. Les autres fonctions de la forêt sont par ailleurs remplies de manière satisfaisante et durable. Dans les forêts permanentes et les forêts jardinées, et dans une moindre mesure dans les forêts à petites coupes progressives, cette large marge de manœuvre est toujours disponible, et pour l’ensemble de la forêt.
En revanche, la marge de manœuvre est faible après une coupe rase. Les récoltes de bois sont nulles pendant plusieurs années, et même après plusieurs décennies, les possibilités d’interventions demeurent restreintes. Si les attentes des propriétaires ou de la société changent, le gestionnaire ne peut pas réagir. Ces inconvénients, incontestables à l’échelle d’une seule coupe rase, peuvent cependant être réduits à l’échelle d’une grande surface forestière si les coupes rases sont échelonnées dans le temps ou pratiquées de manière sporadique.
Les coupes rases ne doivent être pratiquées que dans des peuplements qui n’exigeront pendant plusieurs décennies qu’une marge de manœuvre limitée. Elles sont également envisageables lorsque le peuplement actuel offre déjà une marge de manœuvre limitée.
Bilan
La coupe rase ne doit être ni bannie ni considérée comme une panacée pour redresser les finances de l’économie forestière. Une analyse impartiale propose une image beaucoup plus nuancée. Les affirmations excessives lancées à profusion par les détracteurs et les défenseurs de la coupe rase ne sont que difficilement justifiables. Dans les forêts suisses comme ailleurs, la coupe rase n’offre qu’un potentiel limité.
Parmi les arguments en sa faveur, on retiendra la rentabilité de la production de bois, notamment dans le cadre d’une production de masse et à moindres coûts, ainsi que, dans une moindre mesure, la biodiversité. La protection du paysage et le maintien de la qualité de la station parlent plutôt en sa défaveur. Enfin, les coupes rases réduisent les marges de manœuvre sylvicole pour plusieurs décennies.
Si les coupes rases devaient réapparaître dans le paysage forestier suisse, ce ne pourrait être que dans un cadre défini strictement par les experts et appliqué dans les règles de la profession. Les stations et les peuplements où la coupe rase est pratiquable doivent être définis au-delà de l’échelle des entreprises forestières. A l’heure actuelle, les éléments nécessaires pour procéder sérieusement font encore défaut.
Nous nous risquons cependant à estimer que dans la plupart des régions de plaines la coupe rase serait envisageable sur 10 à 20% de la surface forestière. Dans certaines régions, ce chiffre peut être supérieur ou inférieur. Nous partons du principe qu’une partie des propriétaires n’utiliseraient délibérément pas une marge de manœuvre définie dans les règles de l’art. Nous déconseillons d’autoriser la coupe rase en l’absence de mécanismes de planification et de contrôle fiables, afin d’éviter des conséquences graves pour les nombreuses fonctions forestières au service de la société, ainsi que pour l’image de l’économie forestière.
Adaptation: Michèle Kaennel Dobbertin (WSL)