Fig. 2. Réservoirs d’eau des services industriels bâlois. Grâce à l’épuration naturelle assurée par les sols forestiers, l’eau du Rhin peut être exploitée comme eau potable.
De longues buttes entourent les 14 aires boisées dans la zone de détente "Lange Erlen", d’où les services industriels bâlois (Industrielle Werke Basel, IWB) extraient la moitié de l’eau potable nécessaire à la ville. Pendant une dizaine de jours par mois, le terrain de quelque 22 hectares, planté de peupliers, de saules, d’aulnes et de merisiers à grappes, est couvert de 20 à 50 cm d’eau.
L’alimentation artificielle de la nappe phréatique, telle qu’elle est pratiquée ici, est unique en Europe: l’eau du Rhin est prélevée à deux kilomètres de là, dans le réservoir de la centrale hydroélectrique de Birsfelden. Après prétraitement, elle s’infiltre à travers le sable de quartz formant le sous-sol de la forêt de feuillus voisine. La nature se charge de capturer ou de décomposer nombre de polluants: l’humus et les trois à quatre mètres de sable et de gravier garantissent une épuration mécanique, chimique et biologique de l’eau. Selon une étude réalisée par l’Université de Bâle, ce sont les micro-organismes présents dans le sol qui éliminent la majeure partie des substances organiques.
Un filtrage naturel
Ces micro-organismes ayant besoin d’oxygène, les aires d’alimentation ne peuvent pas rester inondées en permanence. On les laisse donc à sec pendant une vingtaine de jours après chaque phase d’inondation, ce qui assure la décomposition continue des polluants capturés et préserve la capacité de filtration du sol forestier. Après un bref trajet dans le gravier de l’aquifère, l’eau du Rhin possède toutes les qualités d’une eau potable et les IWB peuvent l’exploiter.
La forêt gardienne de l’eau
Fig. 3. Teneurs en nitrate de l’eau souterraine. Source: Rapport forestier 2005 (NAQUA 2002)
Le sol des forêts assurant une épuration très efficace, les IWB ont reboisé au fil des ans 34 hectares de terrain dans cette zone d’exploitation. Le plan de développement forestier (WEP) de Bâle-Ville, en vigueur depuis janvier 2004, spécifie d’ailleurs que la forêt de Lange Erlen a pour principale fonction de protéger les eaux. D’autres utilisations, telles que l’exploitation du bois ou les loisirs, ne sont certes pas exclues mais ont été limitées afin de préserver la capacité de filtration du sol. Les clôtures entourant les zones d’alimentation servent par exemple à empêcher les chiens de faire leurs besoins dans les zones rapprochées de protection des eaux souterraines.
Selon Christian Küchli de Office fédéral de l’environnement (OFEV) le WEP est l’instrument idéal pour concilier les intérêts des propriétaires de forêts et de l’approvisionnement en eau potable: "Il permet de régler les conflits en partenariat et d’assurer un entretien optimal des forêts dans le bassin versant des captages." Notre spécialiste est persuade que nombre de services de distribution d’eau n’hésiteraient pas à dédommager es propriétaires en échange u respect de certaines restrictions ’exploitation.
Des zones boisées appartenant la ville
"Pour qu’une forêt protège efficacement l’eau potable, elle doit posséder un peuplement permanent et des mesures doivent être prises pour éviter l’imperméabilisation du sol et sa pollution par des substances nocives" explique l’ingénieur forestier Otmar Elsener, qui a coordonné l’élaboration du WEP sur mandat de l’Office des forêts des deux Bâles. Dans le cas de Lange Erlen, les propriétaires n’ont pas à craindre les coûts supplémentaires, car la forêt située au nord-est de la ville appartient depuis longtemps aux IWB. Winterthour connaît une situation similaire, puisque huit de ses neuf captages se trouvent dans une forêt appartenant à la ville. Celle-ci a acquis, vers la fin du XIXe siècle déjà, des terres recelant de vastes nappes phréatiques sur le territoire de la commune de Zell (ZH), entre Rikon et Rämismühle dans la vallée de la Töss.
À l’instar de Bâle et de Berne, Winterthour n’utilise pas l’eau du lac mais uniquement de l’eau souterraine pour alimenter en eau potable les quelque 60 000 ménages qu’elle dessert. Après 1950, la ville a reboisé les bassins versants de ses sources afin de protéger les captages.
La condition sine qua non: une sylviculture douce
Fig. 4. Dépôts azotés dans les écosystèmes forestiers. Source: Rapport forestier 2005 (Meteotest 2004)
Fig. 5. Dépôts acides dans les écosystèmes forestiers. Source: Rapport forestier 2005 (Meteotest 2004)
Entretien des forêts et protection des eaux souterraines sont indissociables. La ville de Winterthour renonce ainsi aux grandes coupes d’élagage pour promouvoir le rajeunissement de la forêt sous le couvert des vieux arbres. "Les peuplements à régénération ininterrompue ne deviennent jamais trop vieux et résistent mieux aux tempêtes", explique Christian Küchli. "Du point de vue de la production d’eau potable, il n’est d’ailleurs pas indiqué de laisser des terrains à nu, car cela augmente la quantité d’azote lessivé et détériore ainsi la qualité de l’eau."
Pour protéger les captages, les engins ne circulent que sur les chemins de desserte et dans les layons (sentier tracé en forêt pour faciliter la marche, ou pour établir des divisions, des coupes) de débardage (transport de bois en forêt). Et le recours à des lubrifiants biodégradables est désormais entré dans les moeurs. Grâce aux mesures prises pour protéger le filtre naturel qu’est la forêt, les services de la ville de Winterthour peuvent injecter chaque année plus de 10 millions de mètres cubes d’eau souterraine dans le réseau sans la traiter. Le traitement de l’eau coûtant en moyenne 20 centimes par mètre cube, l’économie réalisée se monte à 2 millions de francs.
Une exploitation plus astreignante
Au cours des années 80 et 90, on a délimité autour des captages des aires dans lesquelles l’exploitation est soumise à des restrictions. C’est surtout dans les zones rapprochées de protection des eaux, soit au moins sur 100 des 1900 hectares de forêt, que la sylviculture exige des mesures spéciales. Il est par exemple interdit d’y entreposer du bois, de sorte qu’il faut le transporter sur des distances plus longues.
En Suisse, 42 % des zones de protection des eaux souterraines se situent en forêt. Cette proportion est élevée si l’on considère que les surfaces boisées (forêts buissonnantes et bosquets non compris) représentent environ 27 % du territoire. "En général, les eaux souterraines des régions forestières contiennent sensiblement moins de polluants que celles provenant de bassins versants agricoles ou très peuplés", déclare Benjamin Meylan, de la section Protection des eaux souterraines à l’OFEV. "La différence s’explique surtout par le renoncement aux engrais et aux insecticides, par l’absence de labour et par la filtration naturelle à travers un sol vivant, riche en racines et en microorganismes."
Reboisement par et pour Henniez
Ces caractéristiques bénéficient aussi à des entreprises commerciales comme Henniez. Le capital naturel du producteur vaudois d’eau minérale est le bassin versant de sa source: 250 hectares de terres sur un contrefort de la vallée de la Broye. Jusque vers la fin des années 70, les parcelles proches du captage étaient cultivées ou servaient de pâturage. Pour protéger son produit contre une éventuelle pollution par les nitrates, les chlorures et les pesticides, Henniez a racheté, au début des années 80, les exploitations agricoles situées dans le bassin versant de la source et a mis un terme aux cultures et à l’élevage.
À partir de 1984, l’entreprise a largement reboisé les environs de la zone de captage, plantant plus de 70 000 jeunes arbres. Cette nouvelle forêt de 200 hectares joue désormais un rôle de barrière protectrice autour des prairies naturelles, réservées à des cultures extensives, qui entourent la source. Les mesures prises ont sensiblement réduit la teneur en nitrates de l’eau minérale.
Les dangers de l’azote
La qualité des eaux souterraines provenant des zones boisées est aujourd’hui menacée par les fortes quantités d’azote et d’autres substances acidifiantes qui parviennent dans les forêts. Des modélisations indiquent en effet que l’acidité critique est dépassée sur 34 % de la surface forestière suisse. De plus, 95 % de nos forêts subissent des immissions excessives d’azote. Cet azote, surtout sous forme d’ammoniac (NH3), provient pour près de deux tiers de l’agriculture, plus précisément de l’élevage d’animaux de rente. Le reste est constitué par les oxydes d’azote (NOx) rejetés par les chauffages et les véhicules à moteur.
L’acidification accroît le risque de lessivage de polluants qui s’infiltrent jusque dans les eaux souterraines. Plus le sol forestier est acide, plus les concentrations d’aluminium, de fer et de manganèse sont fortes dans les eaux d’infiltration et de ruissellement. "Pour préserver à long terme le rôle de filtre que jouent les forêts, il importe de réduire encore les apports d’azote" constate Christian Küchli.
L’acidification: un risque à long terme
L’acidification du sol met non seulement à mal ses qualités de filtre, mais représente aussi un risque à long terme pour la forêt en bouleversant son équilibre chimique: les cations basiques (potassium, calcium et magnésium), qui sont des nutriments importants, deviennent plus rares; tandis que l’acidité libère de plus grandes quantités d’aluminium, substance qui endommage les racines. Un tiers environ du sol forestier suisse, dans l’un de ses horizons au moins, présente une concentration d’aluminium propre à menacer la croissance végétale.