Un bruyant battement d’ailes se fait entendre dans les myrtillers, un grand oiseau à robe noire et brune s’envole en tournoyant. Il va se déposer un peu plus loin et déjà, le calme est revenu. Aujourd’hui encore, il est possible de rencontrer le Grand Tétras dans les forêts des montagnes suisses.
Mais le plus grand de nos Tétraonidés (fig.1) est gravement menacé d’extinction en Suisse - les recensements de la Station ornithologique suisse le prouvent. Ses effectifs ont diminué quasiment de plus de moitié ces vingt dernières années et son aire d’extension s’est réduite à quelques fragments de terre isolés. Les causes en sont multiples: changements des structures de la forêt, dérangements accrus dus à la présence de l’homme, augmentation des ennemis naturels, changements climatiques, sont autant de facteurs qui s’interfèrent.
Si l’on veut sauvegarder la pérennité du Grand Tétras, il est indispensable d’engager des actions ciblées. Il faut surtout redonner à ce gallinacé les grands espaces dont il a besoin, mais aussi écarter de ces lieux les visiteurs en quête de loisirs. Certaines régions de Suisse ont prévu ou déjà réalisé des interventions forestières en faveur du Grand Tétras. Ces impératifs sont souvent pris en compte dans la planification de réserves naturelles et de réserves forestières particulières ou l’établissement de plans.
Une espèce parapluie
On peut se demander si un tel déploiement d’efforts se justifie pour sauvegarder une seule espèce d’oiseau. Pourquoi protégeons-nous spécialement le Grand Tétras et non pas telle ou telle espèce animale d’un autre groupe? Les actions en faveur du Grand Tétras seraient-elles préjudiciables à d’autres espèces? Dans la littérature, il y a longtemps déjà que le Grand Tétras est reconnu en tant qu’espèce indicatrice des forêts de montagne proches de l’état naturel et riches en espèces. Toutefois, les études scientifiques portant sur cette question sont rares.
Nous avons donc examiné si le Grand Tétras était une espèce parapluie (voir l’encadré) pour le reste de l’avifaune. Nous désirions savoir s’il existe davantage d’espèces d’oiseaux dans les forêts où le Grand Tétras est encore présent que dans les zones voisines où il a disparu. A l’aide de l’Inventaire des Grands Tétras réalisé dans le canton de Schwyz (Hess 1997, rapport non publié), nous avons sélectionné systématiquement trente placettes d’observation de 25 ha chacune.
Nous les avons subdivisées en trois catégories intitulées Noyau de répartition du Grand Tétras, Autres zones colonisées par le Grand Tétras et Zones non colonisées. Nous avons veillé à ce que chaque catégorie montre des expositions, des altitudes et des proportions de forêt qui soient comparables. Sur les 30 placettes, nous avons recensé les oiseaux nicheurs à des endroits choisis au hasard. Leur présence a été notée sur la base d’observations visuelles et à l’écoute de leur cri et de leur chant. Afin de recenser les espèces plus difficiles à découvrir, comme les Tétraonidés et la Chouette chevêchette dont l’habitat est étendu, nous avons aussi noté des preuves indirectes, telles que les traces et les crottes. Nous les avons encore attirées en simulant leur chant.
Repères
Une espèce parapluie – en anglais umbrella species – , qui a diverses exigences écologiques, a besoin de grands espaces. Sa protection est donc aussi utile à de nombreuses autres espèces qui partagent le même habitat mais ne nécessitent pas autant d’espace.
Une espèce indicatrice révèle des qualités écologiques difficiles à mesurer dans une région.
Une espèce amirale – en anglais flagship species – est une espèce qui éveille l’intérêt et la sympathie du public. Elle sert ainsi de figure de proue dans la mise en oeuvre de la protection de la nature.
Où sont les différences?
Fig. 2. La Chouette chevêchette (à gauche) est une habitante typique des forêts de montagne clairiérées. Les forêts de montagne riches en bois mort et d’une grande diversité structurelle sont l’habitat préféré du Pic tridactyle (à droite). Photos: R. & S. Nussbaumer / Beat Wermelinger(WSL)
Si nous comparons les zones colonisées par le Grand Tétras avec celles qui ne le sont pas, nous percevons à peine une différence entre le nombre d’espèces d’oiseaux vivant dans ces lieux. La densité des oiseaux est aussi semblable (voir l'article original). Par contre, des différences notables sont intervenues lorsque nous avons divisé cette avifaune en deux groupes d’espèces: les ubiquistes et les oiseaux de montagne. Le premier englobe les espèces présentes en tout lieu et à toute altitude, comme le Troglodyte ou le Rouge gorge. Le deuxième comprend les espèces uniquement ou principalement présentes en forêt de montagne, comme le Merle à plastron ou le Pic tridactyle.
Le nombre d’espèces ubiquistes est semblable dans chacune des trois catégories de surfaces. Mais il n’en est pas de même pour les oiseaux de montagne. En effet, ceux-ci sont beaucoup plus répandus dans les zones colonisées par le Grand Tétras que dans celles où il est absent.
La Bécasse des bois, devenue rare, le Pic tridactyle et la Chouette chevêchette (fig. 2) ne se rencontrent pratiquement que dans les espaces où vit le Grand Tétras. Ce Tétraonidé est donc une espèce parapluie pour les oiseaux de montagne. Et comme la plupart d’entre eux figurent sur la liste rouge, le rôle du Grand Tétras est particulièrement utile aussi aux oiseaux menacés d’extinction dans ces régions.
Des forêts claires de preference
Ce résultat signifierait-il que les espèces d’oiseaux de montagne ont besoin de forêts aux structures semblables à celles que recherche le Grand Tétras? Dans le but de répondre à cette question, nous avons examiné la structure forestière de chaque placette en notant les caractéristiques susceptibles d’être importantes tant pour le Grand Tétras que pour les autres oiseaux de montagne menacés de disparition. Nos résultats dans le canton de Schwytz se recoupent largement avec ceux obtenus dans d’autres régions abritant aussi le Grand Tétras, comme la Forêt Noire ou les Alpes bavaroises.
Les forêts colonisées par ce Tétraonidé ont une plus grande diversité structurelle, car elles sont plus étagées et plus riches en éléments de transition que les autres. Au centre, elles sont plus clairiérées et le sol est recouvert d’une végétation plus abondante. Les arbustes à baies sont particulièrement répandus dans les noyaux de répartition du Grand Tétras. Une analyse complémentaire nous confirme aussi que les autres espèces d’oiseaux de montagne recherchent les mêmes structures de forêt que le Grand Tétras.
Ce fait est également relaté dans la littérature. Ainsi, la Bécasse des bois doit avoir des forêts claires aux structures lâches et recouvertes d’une abondante végétation herbacée. C’est ici qu’elle trouve au mieux la nourriture et les lieux de refuge dont elle a besoin. La Chouette chevêchette (fig. 2) recherche également les parties de forêt dégagées qu’elle utilise comme territoire de chasse. Le Pic tridactyle lui aussi (fig. 2) préfère les forêts claires et richement structurées.
La forêt idéale
Tant pour le Grand Tétras que pour de nombreux oiseaux de montagne, la forêt idéale est assez clairiérée; ses structures sont lâches et diverses (fig. 3). De telles forêts ressemblent aux forêts boréales de résineux, l’habitat originel du Grand Tétras. Malheureusement, elles se sont raréfiées en Suisse. Il est vrai que les forêts suisses avaient déjà été largement déboisées à l’époque où l’on pratiquait encore les coupes rases. Aujourd’hui, nos forêts sont souvent des futaies sombres à une strate. Elles n’offrent que peu d’abris et de nourriture aux espèces d’oiseaux vi vant au sol (fig. 4). La lutte contre cette tendance passe par une gestion forestière plus proche de la nature et plus propice au Grand Tétras.
Fig. 3. Habitat idéal. Ce peuplement clair entrecoupé de petites clairières et recouvert d’une abondante végétation herbacée est l’exemple d’un habitat idéal pour le Grand Tétras et pour d’autres oiseaux de montagne très exigeants. Photo: Roland Graf
Fig. 4. Habitat non approprié. Dans cette pessière équienne, pauvre en diversité structurelle, le Grand Tétras et d’autres espèces d’oiseaux vivant au sol ne trouvent ni refuge ni nourriture.
Photo: Roland Graf
Les plans forestiers régionaux, les réserves forestières et les indemnités compensatoires écologiques sont des instruments déjà existants qu’il serait possible d’utiliser pour obtenir de grandes étendues de forêts aux structures adéquates. Cette étude montre qu’il vaut la peine de s’investir en faveur du plus grand des Tétraonidés de notre pays. La revalorisation de son habitat servira aussi aux autres espèces d’oiseaux menacées. Elle permettra en outre d’obtenir des forêts de montagne stables, diverses et de grande valeur biologique et esthétique.
Traduction: Monique Dousse, Rotkreuz