Jusqu’à présent, il n’existait en Suisse que des relevés régionaux, isolés, de nids de fourmis des bois. Il n’était pas possible, sur cette base, d’évaluer la répartition de ces espèces dans notre pays, ni l’évolution dans le temps des colonies de ces insectes importants.
Afin de pouvoir mieux juger du développement de leurs populations et des risques qu’elles courent, leurs nids ont été pour la première fois recensés et mesurés et les espèces déterminées dans le cadre du quatrième Inventaire forestier national suisse (IFN4), en cours depuis 2009 et qui vient de s’achever. Après le relevé de 65% des 6600 placettes (chacune d’une surface de 500 m2), les premières analyses ont fourni des résultats représentatifs et scientifiquement fondés.
Fréquence des fourmilières
Le dépouillement des données provenant des six premières années de l’IFN4 a montré que des fourmilières n’étaient présentes que sur 5% des placettes, soit 568 en tout. Ceci correspond à une fréquence de 1,4 fourmilière par hectare de forêt. Dans les forêts européennes, d’après la littérature, cette fréquence est généralement inférieure à cinq fourmilières par hectare.
Il est à noter que l’IFN4 dénombre tout de même 2,2 fourmilières par hectare au-dessus de 900 m d’altitude, ce qui reste cependant inférieur aux fréquences relevées dans les inventaires également systématiques réalisés en Finlande (2,4 fourmilières/ha) et au Tyrol (2,9 fourmilières/ha). A plus basse altitude, le nombre de fourmilières n’est plus que de 0,16 par hectare, soit seulement 5% de toutes celles inventoriées.
Les differentes espèces
Les fourmis des bois ont été, en 1966, les premiers insectes mis sous protection dans notre pays. Le groupe des fourmis des bois (groupe Formica rufa) comprend en Suisse six espèces distinctes, dont cinq sont véritablement forestières. Toutes ces espèces construisent des nids.
- Formica rufa
- Formica polyctena
- Formica lugubris
- Formica paralugubris
- Formica aquilonia
- Formica pratensis (principalement dans les habitats ouverts)
Les espèces de loin les plus répandues en Suisse sont les deux fourmis des bois montagnardes Formica lugubris et F. paralugubris, qui ne peuvent être différenciées que sur la base d’analyses génétiques. Les fourmilières de F. lugubris sont deux fois plus petites que celles de F. paralugubris. Deux autres espèces (F. rufa et F. polyctena) sont présentes de façon sporadique dans toute la Suisse. F. aquilonia, l’espèce la plus courante en Finlande et au Tyrol, n’est présente qu’en Engadine. Les fourmilières de ces trois dernières espèces sont plutôt petites par rapport aux données fournies dans d’autres études. Le rapport entre le volume au-dessus du sol et la partie souterraine de la fourmilière relève toutefois aussi de la nature du sol.
Les facteurs favorables
La question des facteurs dont dépend la présence de fourmilières est naturellement très intéressante. La présence des fourmilières a été analysée statistiquement en relation avec différentes caractéristiques du peuplement et de la station:
Facteurs pour le peuplement | Facteurs pour la station |
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Les analyses ont montré que la plupart des fourmilières se trouvent sur des pentes bien ensoleillées, exposées à l’est. Ces emplacements permettent aux fourmilières de se réchauffer rapidement dès les premières heures matinales, tout en évitant une trop forte chaleur à midi et durant l’aprèsmidi. Les fourmilières sont généralement plus grandes lorsque le degré de recouvrement du peuplement est plus élevé.
Les deux espèces de fourmis des bois montagnardes privilégient les forêts avec une végétation au sol dense, car elles y sont vraisemblablement mieux protégées contre les oiseaux (par exemple le pic) ou parce qu’elles y trouvent un supplément de nourriture sous la forme d’insectes ou de graines. Une présence accrue de fourmilières dépend également clairement d’une part plus élevée de résineux (particulièrement l’épicéa pour F. lugubris). Ce n’est pas étonnant du fait que les résineux offrent des matériaux de construction essentiels, tels que les aiguilles et la résine, et qu’ils hébergent des pucerons en grand nombre, importants pour la nutrition des fourmis.
Fig. 4 - Les fourmis des bois sont fortement tributaires des pucerons, dont le miellat constitue pour elles une importante source d'énergie. Photo: Beat Wermelinger (WSL)
Les fourmilières se retrouvent plutôt dans des groupes d’arbres clairsemés que sous un couvert fermé. Il est aussi intéressant de constater qu’aucun lien n’a été trouvé entre la présence de fourmilières et la diversité des essences, la surface du peuplement ou la distance à la prochaine lisière. Cela signifie que de petites forêts fragmentées peuvent aussi convenir aux fourmis, pour autant qu’elles ne soient pas dérangées.
Ce premier recensement systématique de fourmis des bois en Suisse constitue la base qui permettra d’évaluer leur développement. Les fourmis des bois seront également relevées dans le prochain IFN (2018–2026). Toutefois, de grands changements ne sont pas attendus à si court terme (après 9 ans). Les inventaires de la décennie suivante seront plus instructifs. L’évolution de la fréquence des fourmilières sur le Plateau fera l’objet d’une attention particulière. Quoi qu’il en soit, leur rareté justifie aujourd’hui déjà des mesures de protection plus complètes.
Communautés rigoureusement organisées
Les espèces du groupe Formica rufa construisent des nids en forme de dôme et vivent en communautés rigoureusement organisées au sein de leurs fourmilières, souvent gigantesques. out comme les abeilles, les fourmis des bois ont un comportement social sophistiqué, avec des castes auxquelles sont assignées des tâches bien définies.
Au centre de chaque colonie, en fonction de l’espèce, se trouvent entre une et plus de mille reines. Après son développement et le vol nuptial, la reine fécondée se débarrasse de ses ailes, puis s’installe à vie dans la fourmilière, pour autant qu’elle soit acceptée par la colonie. Elle y est nourrie et soignée par les ouvrières. Sa tâche principale est la production d’oeufs – plus de 30 par jour. Des oeufs fécondés naissent des fourmis femelles, des oeufs non fécondés naissent des mâles. Faits remarquables: la reine accumule assez de sperme pour toute sa vie lors de son accouplement et peut atteindre l’âge de 20 ans, une durée de vie extrêmement longue pour un insecte!
Fig. 5 - Seuls les individus sexués - les mâles (à gauche), futures reines (à droite) - sont ailés. Après l'accouplement, les femelles perdent également leurs ailes. Photo: Beat Wermelinger (WSL)
Les ouvrières, qui ne sont jamais ailées, sont la deuxième caste des fourmis femelles. Plus petites que les reines, elles présentent la plupart du temps des organes génitaux atrophiés. Les jeunes ouvrières s’occupent d’abord des tâches à l’intérieur de la fourmilière: elles soignent les oeufs et préparent les proies dont elles nourrissent les larves. Elles déplacent les larves et les chrysalides au sein de la fourmilière en fonction de leur stade de développement. Elles s’occupent en outre de l’entretien de la fourmilière et de la régulation de sa température. Les ouvrières plus âgées passent du service intérieur vers l’extérieur, où elles sont en premier lieu responsables de collecter la nourriture.
La nourriture des fourmis est constituée pour un tiers de produits d’origine animale (insectes, charogne) et pour deux tiers du miellat excrété par les pucerons résidant dans les couronnes des arbres. A cet effet, les pucerons sont véritablement traits par les fourmis. En contrepartie, les fourmis tiennent à distance leurs ennemis naturels. Les ouvrières du service extérieur transportent à la fourmilière nourriture et matériaux nécessaires à sa construction.
La troisième caste, les fourmis mâles, sont plus grandes que les ouvrières et toujours ailées durant leur courte vie. Elles ont comme tâche unique de s’accoupler aux reines qui quittent en essaim la fourmilière; elles meurent peu après. La colonie de fourmis des bois, constituée alors d’ouvrières et de reines adultes, passe l’hiver en léthargie dans les chambres souterraines de la fourmilière. Les fourmis survivent durant cette période grâce à leurs réserves de graisse.
Fig. 6 - Intérieur d'un dôme de fourmis des bois, avec des ouvrières, des oeufs et des nymphes. Photo: Beat Wermelinger (WSL)
Importance des fourmis des bois
Une fourmilière est constituée d’une partie en surface et d’une partie souterraine au moins aussi grande. Sa construction améliore les propriétés physiques, chimiques et biologiques du sol. La terre est ameublie, mélangée avec des substances organiques et enrichie en nutriments. Une meilleure respiration du sol et une fertilité augmentée renforcent la croissance des arbres, des buissons et des champignons à proximité ainsi que la production de fruits et de graines, avec un taux de germination plus élevé. Ainsi, le rajeunissement naturel est souvent abondant dans les environs des fourmilières.
Les fourmis sont également utiles pour la dissémination des graines des plantes herbacées et ligneuses. Elles servent en outre elles-mêmes de nourriture aux oiseaux, en particulier aux pics, et à d’autres vertébrés. Les fourmilières constituent un habitat pour de multiples invertébrés (par exemple des coléoptères, collemboles, hyménoptères, mouches, poissons d’argent ou amibes). Un seul litre de matériaux de construction de la fourmilière renferme environ 200 de ces sous-locataires.
Nous aussi êtres humains tirons parti indirectement des fourmis des bois. Les caresses qu’elles prodiguent aux pucerons dont elles s’occupent augmentent la quantité de miellat excrété, ce qui profite aux abeilles et à leur production de miel de forêt, estimée annuellement en Suisse à 2200 tonnes.
Fig. 7 - Les ouvrières déplacent sans cesse les matériaux utilisés pour la construction du dôme: aiguilles de résineux, brindilles, bourgeons, écailles de cônes, résine, etc.
Photo: Beat Wermelinger (WSL)
Les fourmis jouent un rôle primordial en tant que prédatrices d’autres insectes comme mouches et chenilles. Elles contribuent de façon significative à la régulation de ravageurs potentiels. Cette nourriture riche en protéines est avant tout destinée à l’alimentation du couvain et de la reine. Le besoin annuel d’une fourmilière abritant un million d’individus est estimé à environ 30 kg d’insectes, ce qui correspond à un million de proies.
Comme la taille d’une colonie ne varie pas en fonction du nombre de proies, les fourmis peuvent très vite réagir à des pullulations d’insectes. Si des chenilles de lépidoptères et des larves de tenthrèdes sont accessibles en grand nombre dans le rayon d’activité d’environ 100 m d’une fourmilière, elles ne manqueront pas d’être abondamment exploitées. Les grandes colonies de fourmis peuvent ainsi inscrire à leur tableau de chasse jusqu’à 100 000 chenilles par jour!
On a estimé que dans une chênaie, lors d’une prolifération de la tordeuse du chêne (Tortrix viridana), durant le développement des chenilles, une colonie moyenne de fourmis avait capturé entre 1 et 2 millions de chenilles, ce qui diminua nettement la défoliation aux alentours de la fourmilière. De nombreux autres exemples sont également connus en Allemagne, dans des plantations de pins, où des oasis de verdure subsistaient autour des fourmilières, alors que chenilles de lépidoptères et larves de tenthrèdes avaient ravagé les parcelles environnantes. Une étude finlandaise a montré que des bouleaux isolés expérimentalement des fourmis présentaient plus du double de larves de ravageurs que ceux auxquels les fourmis avaient libre accès.
Fig. 8 - Les fourmis nourrissent leur couvain avec des insectes et peuvent ainsi capturer une quantité gigantesque de ravageurs. Photo: Beat Wermelinger (WSL)
Eu égard à l’importance et à la diversité des missions que remplissent les fourmis des bois, on ne saurait trop respecter les nids de ces insectes aussi discrets qu’efficaces, et ceci qu’on soit forestier-bûcheron ou simple promeneur.
Les résultats présentés ici sont basés sur un article scientifique.
Traduction: Vincent Barbezat, Le Prévoux (NE)