Fig. 2. La bavette de la martre est jaunâtre, ce qui permet de la distinguer de sa cousine la fouine (voir fig. 6). Photo: René Berner
Pour nous autres humains, les couronnes des arbres sont pratiquement inaccessibles, et nous ne pouvons que difficilement imaginer qu’elles puissent être habitées. Pourtant, il est important que nous envisagions aussi les besoins des hôtes de la canopée – et celle-ci n’accueille pas seulement les oiseaux et les chauves-souris. Elle est aussi le royaume de la martre (fig. 1).
Un terrain de chasse dans la canopée
Lorsqu’elle chasse les écureuils et les oiseaux dans la canopée, la martre se déplace avec une grande agilité de branche en branche. C’est dans des anciens nids d’écureuils (appelés «hottes») ou dans des cavités, généralement à plus de 10 mètres de haut, qu’elle se cache et qu’elle élève ses petits. A cette distance au-dessus du sol, ceux-ci sont hors de portée de la plupart de leurs ennemis, du moins des plus grands prédateurs et des humains. Les rapaces trouvent eux aussi difficilement l’accès aux cavités. Et si un danger quelconque devait néanmoins menacer, la femelle déplacerait ses petits un par un en lieu sûr, comme c’est souvent le cas chez les mustélidés. Pour transporter un petit, elle le saisit par la peau du cou entre ses dents, tandis que le jeune s’immobilise.
Ce comportement augmente certes les chances de survie des jeunes mais peut aussi poser un problème. Même si des dérangements répétés, par exemple par des humains ou des chiens, même s’ils ne représentent pas une réelle menace pour la portée, peuvent inciter la femelle à déplacer ses petits. Le coût énergétique est élevé pour elle, et si le voisinage immédiat de l’ancien nid n’offre que peu de possibilités, la famille risque de s’installer à un endroit moins favorable.
Des recherches récentes révèlent des faits étonnants sur la vie des martres. Dans la forêt primaire de Bialowieza, en Pologne, où vivent encore tous les mammifères, y compris le loup et l’ours, Jacek Goszczynski et ses collègues ont étudié les activités de la martre en observant ses traces dans la neige et grâce à d’autres méthodes. Ils ont ainsi pu observer que lorsqu’une martre grimpait dans un arbre, elle redescendait parfois jusqu’à 40 mètres plus loin. Si l’on considère que ces animaux chassent souvent sur de grandes distances, et que leurs incursions ne s’arrêtent probablement pas aux limites de leur terrain de chasse, on peut estimer que celui-ci peut souvent couvrir 1500 à 2000 mètres carrés.
La mobilité de la martre est remarquable, à la fois lorsqu’elle chasse dans la canopée et lorsqu’elle se déplace au sol. Les chercheurs mentionnés plus haut décrivent très précisément l’exemple suivant: sur un parcours de 1,5 km de long, la martre a grimpé 10 fois sur un arbre, elle a batifolé trois fois dans une couronne, a traversé six fois une route en passant par la canopée et deux fois au sol, et elle s’est seulement aventurée une fois jusqu’à la lisière. Cet exemple est révélateur des grandes distances couvertes par une martre en une nuit. Il n’est alors pas étonnant que chaque individu ait besoin d’un très grand territoire vital. Les spécialistes estiment celui-ci à plusieurs kilomètres carrés de forêt, selon la qualité de l’habitat et l’offre en nourriture. Et comme les territoires vitaux ne se recoupent presque pas, une population composée d’un grand nombre d’individus susceptibles de se reproduire doit donc disposer d’une surface forestière proportionnelle à ce nombre.
Andrzej Zalewski, un autre chercheur, a étudié les différences entre mâles et femelles dans le Parc National de Bialowieza. Les scientifiques s’intéressent d’autant plus à cette question que l’on présumait – et qu’on avait déjà constaté dans des études antérieures – des différences dans l’éventail de proies des deux sexes. On supposait que la compétition pour la nourriture était ainsi réduite. Il semble assez logique que les mâles, dont la taille dépasse d’environ 25% celle des femelles, attrapent des proies plus grandes. Depuis ces premières hypothèses, l’analyse génétique des fèces permet d’identifier le sexe de l’animal et ainsi de mieux distinguer le régime alimentaire des deux sexes.
Or, le chercheur polonais a constaté un fait étonnant: dans son étude, les femelles mangeaient plus d’oiseaux mais aussi plus des écureuils, des proies relativement grosses, que les mâles. Ceci peut s’expliquer de la manière suivante: il n’est pas aisé de poursuivre les écureuils et les oiseaux dans la canopée. Les écureuils s’aident de leur queue pour sauter très loin de branche en branche, presque en volant. Pour une martre, chasser des écureuils et des oiseaux n’est possible que si elle peut les suivre avec agilité de branche en branche. Or de nombreuses branches sont trop fines pour supporter un animal d’un certain poids. C’est pourquoi la femelle a un avantage sur son partenaire et se montre meilleure chasseresse que lui dans la canopée. Il n’est donc plus étonnant que les femelles aient plus souvent été observées dans les couronnes que les mâles.
Une forêt accueillante pour la martre
Fig. 3. Impossible pour la martre de se déplacer dans la canopée d’une forêt clairsemée. Photo: Helen Müri
Fig. 4. Dans une canopée dense, la martre peut chasser en sautant de branche en branche. Photo: Helen Müri
Fig. 5. Les arbres morts au sol sont des refuges pour les martres en hiver. Photo: Helen Müri
Les résultats des recherches résumées ci-dessus peuvent avoir un impact sur les mesures de protection de la martre. Dans une forêt primaire comme celle de Bialowieza, il y a certainement – du moins c’est ainsi que je l’imagine – de nombreux vieux peuplements aux couronnes enchevêtrées. Dans ces conditions, ce doit être facile pour une martre de poursuivre ses proies de branche en branche, et ce, sur de grandes distances.
En revanche, lorsqu’on se promène dans nos forêts et qu’on regarde vers le ciel à travers les yeux d’une martre, on s’aperçoit que la canopée n’est pas partout suffisamment fermée (fig. 3), et moins encore sur de grandes surfaces. Bien des vieux chênes (ou tout autre essence précieuse) ont été libérés de la concurrence de leurs voisins. Cette mesure a certes des avantages à certains points de vue et peut avoir un impact positif sur d’autres groupes taxonomiques, mais elle a un énorme inconvénient pour la martre. Il serait préférable de conserver des îlots avec une couverture compacte, et qui ne soient pas trop éloignés les uns des autres, disons au maximum quelques centaines de mètres (fig. 4). Il va de soi que de tels îlots ne se constituent pas du jour au lendemain.
Différentes études ont montré que la composition en essences ne semble pas importante pour la martre si elle dispose d’un nombre suffisant de proies dans la canopée. La présence de quelques vieux sapins ou d’autres conifères dans un peuplement feuillu offre même un avantage en hiver. Lorsqu’il vente et qu’il neige, la canopée est un habitat peu hospitalier. Les conifères offrent alors un meilleur abri que les feuillus dépourvus de leur feuillage.
La martre supporte mieux le froid que sa cousine la fouine, qui préfère la chaleur, mais elle évite toutefois elle aussi les intempéries. En hiver, elle reste plus souvent au sol, où elle cherche refuge sous de gros troncs. Là encore, le forestier peut lui faciliter la vie en laissant çà et là un gros arbre mort à terre pour lui offrir un gîte en hiver (fig. 5). Ces troncs doivent toutefois être à une certaine distance des sentiers et donc des promeneurs et des chiens.
Situation préoccupante sur le Plateau suisse
Fig. 6. La bavette blanche est la marque distinctive de la fouine, de mauvaise réputation auprès des automobilistes pour son penchant pour les câbles de voiture. Photo: René Berner
La martre est souvent confondue avec sa cousine beaucoup plus répandue la fouine, et certains ignorent même la différence entre elles. Un grand nombre de personnes estiment que ces animaux sont bien assez nombreux, parce qu’elles ont subi les conséquences d’un câble sectionné sous le capot de leur voiture ou des dégâts causés à l’isolation de leur grenier. Ces deux types de dommages sont pourtant imputables uniquement à la fouine, reconnaissable à sa bavette blanche (fig. 6). La martre, que l’on distingue à l’aide de sa bavette jaune (fig. 2) est probablement beaucoup plus rare et ne rencontre guère les humains car elle est souvent active la nuit dans les forêts au couvert dense.
Comment s’explique cette différence entre les effectifs de deux espèces si proches ? Leur comportement à l’égard des humains est effectivement radicalement différent. La présence des humains et la proximité des installations humaines ne gênent pas la fouine, alors que des études ont prouvé que la martre les évite. Dans la mesure du possible, elle se tient à distance des habitations humaines et vit presque exclusivement en forêt. Aux abords d’une route, même la protection du couvert forestier ne semble pas lui suffire. Elle traverse de préférence les voies de circulation dans la canopée, ce qui n’est possible que si les couronnes se touchent d’un côté de la route à l’autre.
Sur le Plateau suisse, les couverts fermés au-dessus des routes sont de plus en plus rares. De nombreuses routes ont en effet été élargies au cours des dernières décennies, et en bord de route, les arbres sont souvent abattus ou leurs branches coupées – entre autres pour des raisons de sécurité. Dans ces conditions, même la martre la plus agile doit descendre à terre, ce qui a souvent des conséquences fatales, comme l’indiquent les statistiques sur le gibier péri.
Alors que la martre vit dans les grands massifs forestiers d’un seul tenant, la fouine est aussi à l’aise dans les zones habitées, voire dans des grandes villes comme à Zurich. Ceci explique que les effectifs de cette dernière soient particulièrement élevés en agglomération, alors que ceux de la martre diminuent et qu’elle est même menacée en bien des régions d’Europe. Le fait qu’elle ne figure pas encore sur la Liste rouge dans le Plateau est dû sans doute davantage à un manque de connaissances sur le développement de sa population au cours des dernières décennies qu’à des effectifs « sains ». Heureusement, une étude est actuellement en cours pour déterminer à l’aide de pièges photographiques si des martres vivent réellement encore dans nos forêts, et si cette espèce est menacée.
Un phénomène particulièrement problématique est celui de la fragmentation des forêts, très marquée sur le Plateau. La martre ne traverse en effet guère les espaces ouverts. J’ai été étonnée de découvrir à plusieurs reprises des traces de martre dans des haies, des berges boisées et des vergers, qui créent à travers une zone rurale un itinéraire arboré entre deux massifs forestiers. Ailleurs, les martres ne fréquentent pas les haies et les vergers.
Ces connaissances sont utiles pour définir l’entretien des berges et des haies, planifier les corridors faunistiques et évaluer les projets de travaux publics en forêt : une conception intelligente peut offrir à la martre un itinéraire de remplacement à travers une zone ouverte. De même, il est également important de prévoir des arbres assez hauts et si possible proches les uns des autres, ainsi que des arbres fruitiers, car la martre aime les fruits. Un sentier champêtre très fréquenté par les promeneurs le long d’un itinéraire prévu pour la martre risque toutefois de réduire son efficacité à néant car la martre évite la proximité des humains.
Les exigences des humains à l’égard de la forêt sont extrêmement variées. La forêt est par ailleurs l’habitat de nombreuses espèces animales et végétales, dont les besoins en matière d’habitat sont également très diverses. Dans ces conditions, il n’est pas toujours facile de satisfaire tous les besoins. Cependant pour la martre, aucune mesure de valorisation à grande échelle n’est nécessaire car elle est très mobile et peut visiter en une nuit plusieurs terrains de chasse dispersés dans une forêt. Si nous faisons de notre mieux pour regarder plus souvent le couvert forestier à travers les yeux d’une martre, nous verrons certainement où créer ou valoriser des terrains de chasse pour la martre, comme nous le faisons pour les habitats d’autres espèces.
Bibliographie
Andrzej Zalewski, 2007: Does size dimorphism reduce competition between sexes? The diet of male and female pine martens at local and wider geographical scales. Acta Theriologica 52 (3): 237-250
Jacek Goszczynski, Maciej Posluszny, Malgorzata Pilot und Barbara Gralak, 2007:Patterns of winter locomotion and foraging in two sympatric marten species: Martes martes and Martes foina. Can. J. Zool. 85: 239-249
Traduction: Michèle Kaennel Dobbertin (WSL)