Au printemps, leur voyante floraison nous le rappelle: les merisiers sont naturellement plus répandus en lisière qu’à l’intérieur des peuplements. A lui seul, ce constat n’a pas de quoi surprendre le forestier, qui connaît depuis longtemps la très faible tolérance à l’ombrage de cette essence précieuse. Fort de ce constat, il paraît tout à fait naturel de considérer que de grandes ouvertures, volontaires ou non, constituent une véritable opportunité, voire une nécessité, pour cette essence peu concurrentielle. Les exemples provenant de surfaces mises à nu par l’ouragan Lothar ne manquent pas, d’ailleurs, dans notre pays. Où mieux que là le merisier trouve-t-il les conditions de pleine lumière dont il semble tributaire?
La nature toutefois ne fonctionne pas à l’aide de catégories, mais bien de processus de sélection. Là où l’être humain, par observation, conclut que le merisier est une essence héliophile par excellence, la nature se borne à laisser jouer la concurrence. L’être humain, par raisonnement logique, déduit que des soins précoces et réguliers sont nécessaires pour maintenir le merisier dans le mélange initial. La tentation est grande de raisonner comme suit: sans dégagement intensif, moins de lumière, donc moins de succès pour cette essence réputée peu sociable.
Beaucoup de lumière, c’est aussi plus de concurrence
Loin des définitions sylvicoles qui classent les arbres en essences d’ombre ou de lumière, la dynamique forestière naturelle constitue le seul facteur décisif. Tant que les arbres utiliseront la photosynthèse pour vivre et croître, aucun d’entre eux «n’aimera l’ombre». Tout au plus, les essences ont-elles développé, à des degrés divers, une tolérance à l’ombrage qui, d’ailleurs, semble varier pour une même essence selon les conditions de station. Plus elles sont favorables et mieux la tolérance à l’ombrage pourra s’exprimer.
Dans une surface ouverte, le merisier peut donc bénéficier de la pleine lumière qu’exige sa faible tolérance à l’ombrage (fig. 1). Mais les autres essences, même dites «d’ombre» comme le hêtre, en bénéficient tout autant que lui. Très vite s’instaure alors une très forte concurrence entre les jeunes arbres, dès que leurs branches entrent en contact latéral (stade du fourré). C’est précisément ce qui justifie, dans la logique humaine, des dégagements précoces des arbres d’avenir.
Dans la nature, rien ne vient juguler cette «loi de la jungle». Si le merisier est incapable de supporter l’ombre, il ne lui reste donc qu’une seule issue: se maintenir au-dessus de la mêlée. Malgré la densité maximale des jeunes arbres, il continuerait ainsi à bénéficier de suffisamment de lumière. En d’autres termes, l’intolérance à l’ombrage du merisier l’oblige à pousser plus vite que la majorité de ses concurrents.
Le merisier se fait plus souvent rattraper qu’étouffer
Fig. 2. Exemple typique d’un merisier «rattrapé» par ses concurrents (ici essentiellement des hêtres): sa couronne est très courte et son fût couvert de chicots. La perche jaune est longue de 6 m.
Chaque forestier connaît cette image: noyé dans une moyenne futaie d’autres essences (même des résineux), un merisier isolé «vivote» encore. Sa couronne verte est très courte, son fût très long mais couvert de chicots (branches sèches) passé les premiers mètres de bille de pied. Souvent, le tronc est déjà partiellement creux, mais l’arbre demeure jusqu’à ce qu’il finisse par s’effondrer.
A l’évidence, un tel sujet manque de lumière, ce qui explique le raccourcissement de sa couronne par mortalité progressive de ses branches basses, devenues des chicots encore longtemps visibles. L’autre évidence, souvent oubliée, c’est que l’arbre s’est non seulement maintenu dans le mélange, mais qu’il fut un temps où sa couronne était beaucoup plus longue.
Conclusion? L’arbre n’a pas été «étouffé» au stade du fourré ni même du perchis comme on le craint souvent; il s’est plutôt fait rattraper par ses concurrents, plus «lents au démarrage» que lui (fig. 2). Dans la fable du lièvre et de la tortue, le merisier s’apparente au lièvre! en début de course, il court plus vite que ses concurrents. il lui suffit de partir à temps, ce qui n’est garanti que dans des conditions de pleine lumière. son point faible? il s’essouffle rapidement, ce qui permet peu à peu à ses suivants (les «tortues» comme le hêtre) de le rattraper, puis finalement de le devancer.
Merisier et rationalisation biologique
La rationalisation biologique se base avant tout sur un «laisser-faire contrôlé». Tant que la dynamique naturelle conduit vers l’objectif sylvicole, toute intervention est non seulement inutile, mais surtout économiquement contreproductive. Pour une essence tolérante à l’ombrage, cette phase de «laisser-faire contrôlé» peut durer longtemps, puisqu’une densité maximale du peuplement ne la met guère en péril. En effet, même une rude concurrence et le manque de lumière (qui est son corollaire) ne risquent pas de conduire à son éviction.
Qu’en est-il pour les essences intolérantes à l’ombrage comme le merisier? La peur qu’elles se fassent évincer du mélange initial a souvent laissé penser qu’une intervention précoce est indispensable. En d’autres termes, le potentiel de rationalisation biologique du merisier paraissait faible, voire nul.
Si, toutefois, l’hypothèse énoncée plus haut est correcte (à savoir que dans un premier temps le merisier pousse plus rapidement que ses concurrents), alors la phase de «laisser-faire contrôlé» pourrait s’avérer plus longue que ne le laisse penser, de prime abord, l’intolérance à l’ombrage de l’essence. C’est ce que semble démontrer l’exemple suivant.
Placette d’essai de la Rossmatta (FR)
Sise à 700 m d’altitude, sur le territoire communal de Pierrafortscha (FR) tout proche de Fribourg, la forêt de la Rossmatta est une propriété privée. Une orthophoto de 1998 montre une futaie fermée, à l’exception d’une trouée récente (7 ares non boisés). Lothar renverse le peuplement en décembre 1999, et une partie du bois est abandonnée sur place.
Cette hêtraie à aspérule typique (E+K 7a) ne subit aucune intervention jusqu’au printemps 2013, date à laquelle l’auteur y installe une placette d’observation sylvicole. Un inventaire intégral à partir d’un DHP (diamètre à hauteur de poitrine) de 4 cm démontre que le merisier ne représente que 5% des 3025 tiges recensées à l’hectare. Cette même essence correspond en revanche à 19% de la surface terrière (fig. 3). Cela signifie donc que les merisiers sont rares, mais de plus fort diamètre que les autres essences!
Sur les 28,8 ares de la placette, 19 arbres de place ont été désignés (soit 66/ha), dont 11 merisiers. Les DHP de ces derniers varient entre 15 et 25 cm, pour une moyenne de 20,2 cm, et ceci dans une ouverture datant de 1999, en l’absence totale de soins!
Fig. 3. Mélange en fonction du nombre de tiges (à g.) et de la surface terrière (à d.): les merisiers sont rares (5% du nombre de tiges), mais de fort diamètre (19% de la surface terrière).
La localisation précise des merisiers montre qu’aucun d’entre eux ne se situe dans la trouée de 7 ares existante avant Lothar. L’installation sous abri des merisiers paraît peu probable en raison de leur intolérance à l’ombrage. Leur âge ne devait donc guère dépasser 12 ans lors des relevés au printemps 2013! Pour contrôle, le comptage des cernes annuels de quelques concurrents (sans distinction d’essence) confirme ce chiffre: l’âge maximal observé est de 22 ans, la moyenne de 14 ans. Malgré la part d’incertitude qui demeure quant à l’âge exact des arbres, comme souvent en cas de rajeunissement naturel, il faut se résoudre à admettre que l’accroissement en diamètre de ces merisiers est de l’ordre de 1 à 1,5 cm/an, même en l’absence de soins!
Des essais conduits par l’institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage (WSL) dans des surfaces Lothar à Diessenhofen (TG) livrent des observations semblables: même sans intervention, de nombreux merisiers ont encore «une longueur d’avance» sur leurs concurrents, tant en hauteur qu’en diamètre. Leur vigueur est telle qu’ils s’imposent naturellement comme arbres de place, devant des essences réputées plus sociables (observation de l’auteur et communication personnelle de Peter Brang, WSL).
Combien de temps le sylviculteur peut-il laisser faire la nature?
Dans un premier temps, le merisier – même intolérant à l’ombrage – semble fort bien «se défendre tout seul» face à la concurrence des autres essences, car sa forte croissance juvénile est sa seule chance de survie. Cela ne vaut naturellement qu’en pleine lumière, là où l’essence trouve son optimum. Durant cette phase, un «laisser-faire contrôlé» est tout à fait possible. Seules des tailles de formation peuvent s’avérer bénéfiques pour la qualité des futures billes (p. ex. élimination précoce de fourches ou de branches raides).
La phase de «laisser-faire contrôlé» se termine lorsque les premières branches vertes se situent à environ 6 m de hauteur. Là, le sylviculteur s’écarte du sentier que suivrait la nature, puisqu’il empêche les concurrents du merisier de le rattraper. Des détourages vigoureux et répétés permettent d’éviter tout raccourcissement du houppier, comme ce serait le cas dans la nature (Fig. 4).
L’expérience semble montrer que cette première étape de «laisser-faire contrôlé» peut sans problème s’étendre sur les 10 à 15 premières années de vie du merisier. Cette période paraît peut-être courte; elle constitue néanmoins près de 25% de la longévité du merisier.
Il est intéressant de constater que cette phase, exprimée en pour cent de la période de production de l’essence, est tout à fait comparable à ce qui est admis pour le hêtre (30 à 40 ans sans intervention pour une révolution de 100 à 120 ans). Vu sous cet angle, le merisier supporte aussi bien la rationalisation biologique que le hêtre, malgré leur différence marquée de tolérance à l’ombrage.
Fig. 4. Exemple de détourage d’un merisier: cette première intervention doit permettre de «fixer» le fond de la couronne à une hauteur d’environ 6 m. Tout concurrent susceptible de faire sécher les branches basses est systématiquement éliminé. Photos: Jacques Doutaz
Peut-on laisser le merisier se débrouiller tout seul?
En conditions de pleine lumière, le merisier pousse très vite en jeune âge. Cette faculté, vitale pour sa survie, est sans doute largement sous-estimée dans la pratique. Dans le cas de la Rossmatta, l’absence d’intervention durant 13 périodes de végétation (de décembre 1999 à mars 2013) n’a pas conduit à la disparition des merisiers dans le mélange. Au contraire, ils dominent encore clairement, par leur dimension, les autres essences (hêtre, frêne, érable, épicéa).
La hauteur moyenne des merisiers retenus comme arbres de place s’élève à 14,6 m (minimum 12,5 m – maximum 17 m). Leur houppier représente encore en moyenne 49,5% de leur hauteur totale.
La décision d’intervenir en 2013 en faveur de ces arbres de place n’a pas été motivée, en premier lieu, par le risque de les voir bientôt doublés par leurs concurrents, mais plutôt par souci de produire du bois de qualité. En effet, le bois de merisier se déprécie rapidement avec l’âge.
L’objectif, dès lors, consiste à atteindre un diamètre cible de 50 à 60 cm en autant d’années. Cela n’est réaliste que si le houppier des merisiers correspond à environ trois quarts de leur hauteur finale. si on admet que celle-ci se situe aux alentours de 25 à 30 m, la bille de pied doit se limiter à 6 ou 7 m au maximum. Sitôt l’élagage terminé sur cette hauteur (ce qui est le cas dans la surface de la Rossmatta), les merisiers peuvent être littéralement détourés. Cette intervention doit garantir que les branches basses de leur houppier ne sèchent plus. Cela évite, d’une part, un ralentissement de l’accroissement par raccourcissement inutile du houppier et, d’autre part, la mortalité de ces branches basses qui pourrait conduire à une dépréciation de la qualité par entrée de pathogènes (risque accru de pourriture).