Les premières rosalies des Alpes s'éclorent un mois plus tôt que les autres années. Les hannetons de mai et de juin sont devenus des hannetons d’avril, et le vulcain, papillon diurne, vole de plus en plus encore en décembre. Au beau milieu de l’hiver, il devrait être mort de froid ou dans le sud.
Chaleur estivale
Les insectes sont hétérothermes; tout va plus vite dès qu’il fait plus chaud. Ils se développent plus rapidement, sont plus actifs et donc plus mobiles, et ils se reproduisent plus vite. Chez de nombreuses espèces, plusieurs générations peuvent voir le jour lors d’une année chaude. Une période végétative plus chaude que la moyenne ou toute une série de périodes chaudes peuvent donc générer un fort accroissement démographique chez les insectes. À vrai dire, leurs ennemis (prédateurs, parasitoïdes, agents pathogènes) se développent et se reproduisent aussi plus vite si l’été est chaud. Ils atténuent ainsi, dans certains cas, la croissance de la population.
Douceur hivernale
Beaucoup d’insectes sont sensibles au froid. Pour la plupart des espèces, le froid de l’hiver est un facteur qui limite leur diffusion vers le nord ou en altitude. En cas d’hiver doux, caractérisé par de rares et faibles gelées tardives, comme en 2006/2007, un plus grand nombre d’individus survivent que d’habitude. Chaque été, de nombreuses espèces d’insectes méditerranéennes migrent en Suisse depuis le sud et l’ouest. Si l’hiver est doux, les plus résistantes au froid survivent et se reproduisent au printemps. Des programmes de monitoring adaptés devraient permettre de savoir si ces espèces invasives évincent les espèces endémiques.
Figure 2 - Parmi les perdants présumés: la puce des glaciers (Isotoma saltans). Photo: Peter Duelli (WSL)
Episodes extrêmes
Le changement climatique a également des répercussions indirectes sur les insectes. Le réchauffement prévu en Suisse pour les 50 prochaines années est associé à une sécheresse croissante. Il en résultera un regain d’incendies de forêt et d’éclaircissements par les bostryches. Les incendies de forêt du Tessin et de Loèche ont révélé que l’entomofaune réagissait aux fortes perturbations par des ac croissements d’espèces sensibles, plus ou moins temporaires. Les chablis massifs résultant des ouragans Vivian et Lothar ont donné lieu, dans les forêts, à une augmentation notable de la diversité locale.
Changements d’exploitation
Si nous admettons les modèles climatiques prévoyant en Suisse un réchauffement d’au moins deux degrés dans les 50 années à venir, nous devrons nous attendre à des changements radicaux dans les modes d’exploitation. Après l’évolution des 50 dernières années due à des facteurs socio-économiques, ces changements bouleverseront à nouveau l’agriculture et la sylviculture. La composition des espèces floristiques et faunistiques devra donc aussi s’adapter. Étant donné le bref temps de génération et la grande mobilité des insectes, l’évolution se fera très vite remarquer au niveau de l’entomofaune.
Retour des hannetons… et des huppes?
Il y a 50 ans encore, chaque région de Suisse connaissait tous les trois ans une "année de grand vol": les hannetons volaient en masse autour des réverbères et, les années suivantes, les vers blancs causaient de gros dégâts dans l’agriculture. Les réverbères (et autres sources lumineuses qui déroutent les hannetons) de même que la lutte contre les hannetons au moyen d’insecticides et de préparations fongiques ont eu pour effet que l’on ne connaît plus guère aujourd’hui le hanneton que sous forme de chocolats.
Depuis peu, certaines régions rurales sont à nouveau confrontées à des dégâts causés par les hannetons. On en voit parfois aussi en ville, à vrai dire au mois d’avril. L’institut de recherche Agroscope ART Reckenholz, qui étudie les populations de hannetons depuis des années, a découvert que, lors de la canicule de 2003, environ 15 à 20% des hannetons étaient passés du cycle traditionnel de trois ans à un cycle de deux ans. Autrement dit, la séparation géographique stricte des années de vol ne tardera pas à disparaître. Si, à l’avenir, les hannetons volent chaque année dans une région, leurs ennemis potentiels s’y adapteront. Ainsi, la huppe, dont on suppose qu’elle s’est raréfiée chez nous en raison de l’absence de grands insectes pendant la couvaison, pourrait redevenir peu à peu plus fréquente.
Répercussions sur l’agriculture
L’agriculture sera la plus affectée par l’évolution de l’entomofaune: les pucerons se multiplieront beaucoup plus vite après des hivers doux. Selon Christian Schweizer, de l’ART Reckenholz, le puceron du houblon aura connu en 2007 une année record. La multiplication des pucerons entraîne également de fortes densités de populations ennemies. C’est ainsi que la coccinelle asiatique (Harmonia axyridis), immigrée en Suisse, tire profit de l’afflux de pucerons. Nul ne sait encore si ce nouveau venu évincera les espèces endémiques de coccinelle, comme la coccinelle à sept points d’Europe l’a fait aux Etats-Unis. Mais on sait déjà que le raisin a mauvaise odeur si la coccinelle s’y installe.
Chez la pyrale du maïs, principal parasite du maïs en Suisse, il faut s’attendre à ce que la variante locale, qui, pour des raisons génétiques, n’a qu’une génération par an, soit remplacée par son homologue méditerranéen, qui produit plusieurs générations par an selon la température.
Figure 3 - La Coccinelle asiatique (Harmonia axyridis) est orginaire de Chine. Elle est considérée comme une espèce nuisible pour de nombreuses espèces de coccinelles autochtones qu'elle tend à éliminer. Photo: Beat Wermelinger (WSL)
Répercussions sur la sylviculture
Pour la sylviculture, une hausse des températures se répercute autant sur les insectes lignicoles que sur les consommateurs de feuilles et d’aiguilles de conifères. Les bostryches profitent, d’une part, de la sécheresse qui accompagne le réchauffement et affaiblit les arbres. D’autre part, un été chaud peut donner lieu à la production d’un plus grand nombre de générations. Lors de la canicule de 2003, les bostryches typographes ont produit trois générations en plaine, et deux au lieu d’une en altitude.
Beat Wermelinger et Beat Forster, de l’Institut de recherche WSL, étudient l’influence des hivers et des étés chauds sur l’évolution des populations de typographe, principal parasite forestier de Suisse. Durant les hivers normaux, seuls les adultes survivent pratiquement; quand l’hiver est doux, même les larves survivent sous l’écorce. Par ailleurs, les prédateurs et les champignons pathogènes sont aussi plus actifs. On ne sait pas encore qui profite le plus du réchauffement en fin de compte.
Invasion des villes?
C’est surtout en ville, où le réchauffement se manifeste le plus vite, que beaucoup de nouveaux venus seront observés durant les prochaines années. Signes avant-coureurs: la multiplication massive de la punaise méditerranéenne Oxycarenus lavaterae en 2004 à Bâle, par exemple, et les panneaux mettant en garde contre les poils toxiques des chenilles processionnaires, d’abord en Suisse méridionale et occidentale. Mais aussi la première apparition massive de cochenilles pulvinaires en 1992 au coeur de Zurich, de mineuses de marronnier depuis 1998, ainsi que de punaises réticulées du chêne en 2002 est une conséquence du radoucissement.
Elles enrichiront toutes la biodiversité de la Suisse à l’avenir, que nous le voulions ou non. Pour la protection de la nature, il faut se demander comment et à quel prix nous voulons empêcher que les perdants du réchauffement disparaissent de Suisse, de l’arc alpin ou même de la planète.
Figure 4 - La punaise Oxycarenus lavaterae affectionne les températures plus clémentes. Photo Beat Wermelinger (WSL)
Bilan pour la biodiversité
Dans l’ensemble, la hausse des températures en hiver (survie) et en été (multiplication, immigration) entraîne une forte augmentation du nombre de nouvelles espèces en Suisse. Ces espèces sont généralement encore fréquentes dans leur région d’origine. En Suisse, cependant, des espèces menacées disparaissent: espèces endémiques adaptées au froid ou évincées par des espèces invasives. Même si elles ne concernent que relativement peu d’espèces, ces pertes sont qualitativement plus graves pour la biodiversité mondiale que les gains quantitatifs locaux réalisés par les nombreuses espèces exogènes.